Nous reproduisons ici en le traduisant un article de nos camarades d’Em Luta, section de la LIT-QI au Portugal, qui fait une présentation assez rapide de la Révolution des Œillets et de la contre-révolution qui s’en est suivie, avec d’énormes reculs ces dernières années, culminant dans les 18% de suffrages obtenus par le parti d’extrême-droite Chega[1] aux dernières élections.

Le 25 avril 1974, une révolution commençait au Portugal. Ce qui était censé être un coup d’État s’est transformé en une puissante révolution, le peuple descendu dans la rue imposant des changements structurels au pays. Cinquante ans plus tard, nous traversons une grave crise politique et sociale, avec la menace d’un retour des forces réactionnaires du passé. Que s’est-il passé dans le pays pour en arriver à cette issue ?

Une lutte pour les libertés démocratiques, mais aussi pour le socialisme

L’usure de la longue guerre coloniale a provoqué une forte crise au sein des forces armées, qui ont créé le MFA (Movimento das Forças Armadas). Dans la nuit du 25 avril, le peuple n’a pas suivi les ordres du MFA et est descendu dans la rue, ce qui a déclenché la révolution.

Dans un premier temps, les principales revendications étaient démocratiques : pour la fin de la dictature, la convocation d’une assemblée constituante et la rénovation des forces répressives de l’État. Mais la révolution s’est rapidement attaquée aux grandes familles bourgeoises portugaises, telles que les Mello, les Champalimaud et les Espírito Santo, qui étaient profondément associées au régime fasciste.

C’est pourquoi, lors de la grande manifestation du 1er mai 1974, ce ne sont pas seulement les revendications pour la démocratie et contre la guerre coloniale qui étaient à l’honneur, mais aussi les revendications des travailleurs pour des augmentations de salaire et de meilleures conditions de vie. Cela a déclenché une énorme vague de grèves en réponse à l’exploitation subie pendant tant d’années.

Les travailleurs, les ouvriers agricoles et les jeunes étaient à l’avant-garde de la révolution et ont formé leurs propres organes : les commissions d’ouvriers, d’habitants, de paysans et de soldats. Ces commissions ne se contentaient pas de diriger la lutte, elles réglaient également les problèmes quotidiens tels que la construction de maisons, la gestion d’entreprises, l’ouverture d’écoles, de crèches, de cabinets médicaux et les occupations de terres.

La révolution remettait en cause la dictature, mais aussi le système capitaliste dans son ensemble. Une révolution socialiste était en marche, qui pouvait mettre en échec tout le pouvoir de la bourgeoisie.

La défaite de la révolution socialiste, la constitution de la démocratie des riches 

Pendant les 18 mois qu’a duré la révolution, les gouvernements provisoires successifs (presque toujours composés du MFA, du PS, du PCP et du PPD/PSD[2]) ont tenté de contenir la force du pouvoir qui émergeait de la rue. D’où la loi sur la grève et la loi sur les réquisitions civiles, qui servent encore aujourd’hui à réprimer le mouvement ouvrier.

Le PS défendait une démocratie bourgeoise, à l’image de l’Europe occidentale. Le PCP, conditionné par la politique de l’URSS qui acceptait la division du monde en deux, n’entendait pas lutter pour le socialisme au Portugal, mais plutôt pour obtenir des espaces dans l’appareil d’État qui lui permettraient de contrôler le mouvement ouvrier et de faire en sorte que le pays ne soit pas directement aligné sur le bloc capitaliste des États-Unis et de l’Europe. Le PS, le PCP et le MFA avaient des projets différents mais un large point d’accord : accepter le maintien du capitalisme au Portugal et vaincre l’auto-organisation des travailleurs qui remettaient en cause son pouvoir.

Le 25 novembre, que la droite tient absolument à célébrer, avait pour but de mettre en échec la révolution et le double pouvoir. La bourgeoisie a profité d’une provocation du secteur militaire « gauchiste » pour mettre fin au double pouvoir au sein des forces armées, qui était l’un des éléments les plus radicaux de la révolution. Le PCP a appelé ses militants à ne pas résister au coup d’État (contrairement à ce qui s’était passé le 11 mars). Derrière cela on trouve un important pacte entre le PS et le PCP : l’acceptation du projet de démocratie bourgeoise au Portugal, dans lequel le PCP jouera un rôle décisif dans le contrôle du mouvement ouvrier, ce qui est tellement visible dans les caractéristiques du mouvement syndical portugais jusqu’à aujourd’hui. Cela a ouvert la voie à l’approbation de la constitution en 1976 et à la tenue des premières élections législatives.

Le démantèlement des acquis de la révolution

La constitution de 1976 va consacrer plusieurs victoires du mouvement de masse pendant la période révolutionnaire. En voici quelques exemples : le droit à la santé et à l’éducation universelle, publique et gratuite ; le maintien des nationalisations effectuées pendant la période révolutionnaire, comme les banques et d’autres secteurs stratégiques ; le droit de grève ; la légalisation des Commissions de Travailleurs et de Résidents ; les libertés politiques, qui sont beaucoup plus larges que dans d’autres pays.

Cependant, la constitution, malgré son langage révolutionnaire, est essentiellement de nature capitaliste et ce sont les relations de production qu’elle défend, basées sur l’exploitation et la propriété privée des moyens de production, qui nous ont conduits à la crise actuelle.

En opposition à un État ouvrier et socialiste, le projet PS de « l’Europe avec nous » sera mis en œuvre, conduisant à l’application de mesures néolibérales (privatisations et suppression de droits) au cours des années suivantes. La crise de 2008 et les mesures de la Troïka allaient porter le coup de grâce à ce processus, aggravant la dépendance économique du Portugal et soumettant encore plus le pays à la brutalité de l’UE.

Ce ne sont pas seulement les conquêtes économiques qui ont régressé. Il est symptomatique que, 50 ans après la révolution, il y ait au parlement 50 députés dont le leader défend le slogan de Salazar et est financé par les familles qui ont été complices de l’Estado Novo[3]. Mais il n’y a pas que Chega qui renforce les forces réactionnaires du passé. Le président de la République a également rendu hommage à Spínola, un représentant du projet réactionnaire vaincu par la révolution. Le régime montre qu’il marche main dans la main avec les forces réactionnaires, et ce n’est pas un hasard si le Portugal maintient encore sa vision idyllique du colonialisme, perpétuant le racisme au quotidien.

En lutte pour une nouvelle révolution

Selon un sondage réalisé par Expresso/SIC, 47 % des Portugais estiment que le Portugal a besoin d’un dirigeant fort, même en l’absence d’élections, et 20 % déclarent que l’Estado Novo a eu plus d’aspects positifs que négatifs. Cependant, une large majorité (65 %) de personnes considère encore le 25 avril comme la date la plus importante de l’histoire du Portugal, attribuant à la révolution des conquêtes telles que la santé, l’éducation, le niveau de vie et la sécurité sociale, entre autres. Suite aux échecs des dernières décennies, nous nous trouvons à un moment politique décisif où nous devons affirmer une issue révolutionnaire aux problèmes actuels, pour résoudre la crise sociale et contenir l’avancée de l’extrême-droite.

Le nouveau gouvernement AD (PSD/CDS)[4] a déjà montré ce qu’il était venu faire. Il compte libéraliser davantage l’économie, favoriser les riches et flirter avec l’extrême droite. Il veut commémorer le 25 novembre dans le cadre d’une bataille idéologique pour « normaliser » les idées réactionnaires et la défaite de la révolution. Il est donc nécessaire que les directions des syndicats et des partis de la classe ouvrière se mobilisent dès maintenant pour faire face aux attaques qui viendront de ce gouvernement.

Cependant, les leçons du 25 avril montrent qu’il ne sera pas possible de combattre le gouvernement AD et l’extrême droite en restant main dans la main avec le PS et en se concentrant exclusivement sur le conflit au sein du parlement. L’alliance du BE et du PCP pour soutenir le gouvernement de la Geringonça a fini par redonner de la force au PS et n’a pas répondu aux reculs structurels que connaît le pays. C’est pourquoi la gauche parlementaire, BE et PCP, doit résister à AD et à Chega au parlement, mais si elle veut une alternative politique à Chega, elle ne peut pas persister à vouloir une nouvelle Geringonça comme porte de sortie. Nous devons organiser la mobilisation dans les rues, les quartiers et les lieux de travail et construire une alternative pour la classe ouvrière.

Nous devons présenter un programme radical qui combatte le gouvernement, y compris l’extrême droite, et qui demande clairement des comptes aux responsables de la situation actuelle. Si nous en sommes arrivés là 50 ans après la révolution, c’est à cause du projet capitaliste du PS, des gouvernements néolibéraux successifs du PS et du PSD et du soutien complice du PCP et, plus tard, du BE[5].

Nous devons défendre les services publics, le contrôle des prix, la baisse des loyers, la renationalisation des banques et des entreprises stratégiques sous le contrôle des travailleurs, ainsi que des emplois décents et accompagnés de droits. Cela implique un nouveau projet pour le pays, au service de la classe ouvrière et des secteurs les plus opprimés, en rupture avec la soumission aux grands pays impérialistes. Il faut sortir de l’euro et de l’UE pour mettre fin aux règles de l’austérité, du déficit et de la dette, et reprendre le contrôle de l’émission de la monnaie et de l’économie. Cela signifie également régler les comptes avec le passé colonial, défendre un programme qui unit la classe ouvrière contre le racisme, la xénophobie, la misogynie et la LGBTI-phobie. Nous devons faire confiance à la force et à l’organisation de la classe ouvrière ; seul un véritable gouvernement des travailleurs peut mettre fin à la crise sociale actuelle.

En ce 50e anniversaire du 25 Avril, il est donc crucial de se battre pour une nouvelle révolution. Il est urgent de construire une alternative pour la classe ouvrière et les pauvres, avec un programme d’indépendance de classe contre l’exploitation et l’oppression, pour une société véritablement durable d’un point de vue environnemental et social. À Em Luta, nous nous engageons à construire ce projet. Rejoignez-nous !


[1] Chega : Parti d’extrême droite qui a le vent en poupe au Portugal. Son nom signifie : « Assez »…

[2] MFA : Mouvement des Forces Armées ; PS : Parti Socialiste ; PCP : Parti communiste portugais ; PPD/PSD : parti « social-démocrate » (de droite).

[3] Le régime de la dictature

[4] AD : Alliance démocratique : alliance de droite ; CDS-PP : Parti populaire, parti de droite

[5] BE : Bloco de Esquerda ; Bloc de gauche : gauche réformiste

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